Manneville-es-Plains juin 1940
Pour l’honneur d’un drapeau
22 janvier 1945 Mairie de Manneville-es-Plains. Regroupés devant le bâtiment communal, le maire Henri Gouard, les membres de son conseil et le fermier Marius Carpentier attendent l’arrivée d’un visiteur particulier. Un véhicule de liaison de l’armée se présente. Un homme d’une quarantaine d’années en descend. De retour sur les lieux de sa capture, en juin 1940, le visiteur n’est autre que le lieutenant Guillaume Bent du 15ème RIA (régiment d’infanterie alpine) d’Albi. L’officier vient récupérer le drapeau régimentaire qu’il est parvenu à soustraire in extremis des mains allemandes le 12 juin 1940, en l’immergeant dans la citerne d’une ferme de la commune, aidé dans sa tâche par le mannevillais Marius Carpentier.
Rapidement après avoir salué le maire, le militaire se dirige vers Marius Carpentier. Les retrouvailles entre l’officier toulousain et le cauchois sont émouvantes. Les deux hommes se congratulent et évoquent, non sans une pointe de malice, le sale tour joué aux «Boches» tant honnis quatre ans auparavant. Pourtant, ce duo improbable ne s’est côtoyé que pendant quelques heures (voire quelques minutes) en cette journée inoubliable et pluvieuse du mercredi 12 juin 1940. Retour en 1940 en compagnie des protagonistes.

Lieutenant Guillaume Bent – SHD Vincennes
Le 15ème régiment d’infanterie -La mobilisation
Descendant du régiment du Béarn créé en 1762, le 15ème régiment d’infanterie passe sur le type «Montagne» et devient RIA (régiment d’infanterie alpine) en octobre 1930. En garnison à Albi et Rodez, les méridionaux tarnais et aveyronnais sont mobilisés en septembre1939. Placé sous le commandement du colonel Jean Baptiste Favatier, le régiment évolue au sein de la 31ème division d’infanterie alpine (Montpellier) qui compte également dans ses rangs le 81ème RIA (Montpellier, Béziers) et le 96ème RIA (Montpellier, Narbonne).
Sur la Somme et la Bresle
Se trouvant sur la frontière belge lors de l’attaque surprise déclenchée par les Allemands le 10 mai 1940,les hommes du 15° RIA reçoivent leur baptême du feu et enregistrent leurs premières pertes. Déployés sur la Basse Somme durant la bataille d’Abbeville, Tarnais et Aveyronnais perdent plusieurs centaines d’hommes lors de l’attaque menée aux côtés des Écossais de la 51ème Highland division le 4 juin 1940, puis, de nouveau le lendemain, lors des assauts allemands qui occasionnent de nouvelles et cruelles pertes dans les rangs (dont celle du colonel Favatier, commandant le régiment, remplacé par le chef de bataillon Giaubert.)
Le repli vers le Havre débute. Seule une partie des troupes franco-britanniques atteindra la porte océane avant que la 7ème Panzer division du général Rommel n’atteigne la côte et referme la nasse sur des milliers de combattants.
Sous-lieutenant Bent -Gardien du drapeau
Toulousain de naissance et officier de réserve trésorier, le sous-lieutenant Guillaume Bent est en charge des approvisionnements, mais également de la garde du drapeau du régiment dont les plis comportent sept inscriptions de batailles au revers de l’étoffe tricolore.
Dans un rapport rédigé le 10 mars 1945 à l’attention du général commandant la 17ème région militaire à Toulouse, Bent décrit les actions qu’il a menées en qualité de détenteur du drapeau du régiment depuis sa mobilisation jusqu’à son sauvetage dont voici relatés ci-après les faits marquants:
Baptème du feu
Retraitant depuis la Somme, les rescapés méridionaux de la 31ème division sont talonnés, voire devancés par les Allemands. Atteignant le Pays de Caux le 11 juin 1940 après de bien des vicissitudes, le 15ème RIA établit des points d’appui défensif dans les communes de Néville, Ocquevillle et Crasville. De son côté, séparé de son unité le même jour, le sous-lieutenant Bent se rattache, avec deux de ses secrétaires, au 2ème bataillon du 81ème RIA qui tient position dans le village de Manneville-es-plains située à 3 kilomètres au Nord/Est de Saint-Valery-en-caux. Cette commune est le théâtre de violents combats qui se déroulent dans l’après-midi et la nuit du 11 au 12 juin. La situation est désespérée. Du bout des lèvres, le mot reddition est chuchoté dans les rangs français et britanniques.
Derniers moments de liberté – Sauver le drapeau
Le 12 juin 1940 dans la matinée, quelques minutes avant l’arrêt des combats, le sous-lieutenant Bent, assisté du fermier mannevillais Marius Carpentier, n’ont que le temps d’enlever le drapeau de sa hampe, de le disposer dans sa housse qu’ils lestent de morceaux de fer, pour enfin l’immerger dans une profonde citerne située au centre de la ferme la plus importante de Manneville.
Ignorant le sort qui lui sera réservé lors de son imminente et inéluctable capture, Bent fait promettre à son complice cauchois de veiller sur le drapeau et lui demande de prévenir le dépôt du régiment dès qu’il en aura l’occasion. Le temps s’arrête soudain. Une grande fébrilité s’installe dans les rangs. «Hânde Hoch» (les bras en l’air!) Pistolets mitrailleurs à la hanche les soldats allemands s’emparent de la ferme et du village. La guerre est terminée pour le lieutenant Bent et des milliers d’autres soldats de 40 engagés dans la première bataille de Normandie. Les blessés sont soignés sur place ou acheminés sur les hôpitaux à Forges-les-eaux ou encore Rouen.
L’immense troupeau de prisonniers débute sa longue marche vers les Oflags et Stalags.

Regroupement de prisonniers français dans une ferme – Collection Hervé Savary
Échanges épistolaires pendant la captivité
Le sous-lieutenant Bent tente à plusieurs reprises au cours de sa captivité d’entrer en contact épistolaire avec Marius Carpentier.
Méfiant, le cauchois qui reçoit effectivement les courriers de son contact, préfère ne pas y répondre. Il invoquera plus tard les raisons de prudence liées au placement de la commune, proche du littoral, en zone interdite.
Rapatrié d’Allemagne en juillet 1941, le lieutenant Bent poursuit ses envois de courrier qui restent, une fois encore, lettre morte.
Il lui faudra attendre le mois d’août 1943 pour recevoir un carte adressée par son comparse cauchois, le rassurant sur le sort du drapeau, mis en sûreté dans les locaux de la mairie.
Fin janvier 1945, de retour dans la ville rose à l’issue de son périple normand, le lieutenant Bent remet officiellement l’emblème au colonel Seguin, chef de cabinet du général commandant la 17ème région militaire. La mission confiée en juin 1940 est accomplie.
Remise du drapeau au SHAT (service historique de l’Armée de terre) à Vincennes
Dans le rapport accompagnant le drapeau du 15ème RIA, le rédacteur indique que seules la soie et la cravate du drapeau en service en 1939-1940 sont versées au service historique de l’Armée de terre le 15 mars 1945, avant de rejoindre, le 20 mai 1947, la salle des emblèmes au fort de Vincennes (Val de Marne).

Drapeau du 15ème régiment d’infanterie alpine – SHD Vincennes
Épilogue
Âgé de trente trois ans à la déclaration de la guerre en 1939. Promu au grade de capitaine,le 25 septembre 1945, le capitaine Bent est fait chevalier de la Légion d’honneur le 28 septembre 1949. Guillaume Bent décède le 3 mars 1980 dans sa ville natale à l’âge de 76 ans.
De son côté, né le 14 octobre 1901 à Esclavelles (76), Marius Carpentier se marie en 1932 avec Dumont, Jeanne, Suzanne. Le couple s’installe à Manneville-es-plains. De leurs union naissent à Manneville-es-plains Jean,Jules, Marius le 18 juin 1937, puis PauletteThérèse le 20 mai 1940.
Marius Julien Carpentier décède à Dieppe le 19 février 1977 à Dieppe.
Quand tout est perdu, il reste l’honneur. Malgré les dangers encourus, Guillaume Bent et Marius Carpentier, deux hommes courageux et patriotes réunis par les hasards de la guerre en juin 1940 en ont fait preuve. Ils méritent notre respect.
Hervé Savary
Décembre 2025
-Sources:
-Les soldats de 40 dans la première bataille de Normandie – Éditions Bertout 1986
-Revue du Tarn 177 – juin 2000
-Rapport du lieutenant Bent du 10 mars 1945 -Objet: Drapeau du 15ème RIA d’Albi-SHD Vincennes
-Communes de Manneville-es-plains, Esclavelles
